Musique des Anges
Concertos, Sonates & Quintettes pour violoncelle par Luigi Boccherini
Sortie le 1er novembre 2024
Steven Isserlis, Violoncelle & direction
Orchestra of the Age of Enlightenment, Maggie Cole, Luise Buchberger, Jonian Ilias Kadesha, Irène Duval, Eivind Ringstad, Tim Posner
«Les Adagio de Boccherini font surtout l’admiration des connaisseurs et le désespoir des artistes; ils donnent l’idée de la musique des anges.»
du Dictionnaire historique des musiciens (1810-11)
d’Alexandre-Étienne Choron et François-Joseph-Marie Fayolle
Luigi Boccherini—est-ce juste une association ou émane-t-il du nom lui-même une impression de raffinement magique? Quelle que soit la réalité, la musique traduit assurément cette impression, dans une très large mesure; y a-t-il jamais eu un compositeur d’une élégance plus constante? Aussi passionnée, martiale et dramatique ou tendre l’atmosphère soit-elle, l’art de Boccherini est toujours paré d’habits somptueux, rayonnant de grâce. Contrairement à son presque contemporain Joseph Haydn, Boccherini cherche rarement à choquer; il préfère plutôt créer pour ses instrumentistes et ses auditeurs une sphère de beauté idéale, de sentiments raffinés—et, en ceci, il réussit comme aucun autre. Comparé à Mozart comme à Haydn, il peut toutefois sembler innocent, presque naïf; mais c’est une impression trompeuse—il est simplement différent. Exerçant l’essentiel de leur carrière au centre de la vie musicale à Vienne, ils faisaient partie de cet univers; Boccherini, qui passa plus de la moitié de sa vie dans la lointaine Espagne, habitait son propre royaume idyllique des sens. Selon les propres mots de l’ouvrage français citée plus haut: «Si Dieu voulait parler aux hommes, il se servirait de la musique de Haydn; et, s’il voulait entendre de la musique, il se ferait jouer celle de Boccherini.»
C’est peut-être en partie à cause de son côté détaché du monde que la réputation de Boccherini n’a jamais été réellement à la mesure de ses réalisations—même de nos jours. Certes, il a toujours eu ses admirateurs (notamment, chose intéressante, Chopin, dont l’utilisation de la forme sonate ressemble nettement à celle de Boccherini); mais, curieusement, jusqu’à une date récente, les deux seules œuvres de Boccherini que l’on entendait régulièrement dans les salles de concert étaient le «Menuet en fa majeur» (en réalité en la majeur, du quintette en mi majeur), joué dans divers arrangements, et son concerto pour violoncelle en si bémol majeur—dans une version terriblement victorienne (pour moi, en tout cas) qui a vraiment peu de points communs avec l’original de Boccherini. En fait, il est juste de dire que c’est seulement au cours de ces cinquante dernières années, ou à peu près, que l’on a pu entendre chacune de ses quelque six cents œuvres dans des versions qu’il aurait reconnues—et bien trop rarement néanmoins. Difficile à croire, mais vrai. Même aujourd’hui, il est parfois difficile de trouver des éditions fidèles de sa musique; mais au moins, de telles éditions existent maintenant. Et quels trésors ont été redécouverts!
Une très courte biographie: Ridolfo Luigi Boccherini est né à Lucques, en Italie, en 1743, dans une famille d’artistes. Son père, Leopoldo, était contrebassiste, violoncelliste et chanteur, alors que trois de ses frères et sœurs étaient danseurs. Sous la direction de son père, le talent de Luigi se manifesta très tôt, et—peut-être dès l’âge de onze ans—il fut envoyé à Rome pour y étudier. Après son retour à Lucques en 1756, la carrière de Boccherini commença à s’épanouir, en partie grâce au soutien que lui apporta, plaisamment, le directeur de la musique de la principale église de la ville, un certain Giacomo Puccini—arrière-arrière-grand-père de l’autre musicien enfant chéri de la ville de Lucques. À partir de quatorze ans, Boccherini commença à faire beaucoup de tournées comme artiste concertiste, jouant à la fois en soliste et dans divers orchestres (dont certains dans lesquels son père jouait de la contrebasse). À la mort de Leopoldo en 1766, Luigi quitta définitivement Lucques; il passa quelques temps à Paris avant d’arriver en Espagne en 1768. Entre 1770 et 1785, date de la mort de son protecteur, Boccherini fut employé comme compositeur, directeur de la musique et violoncelliste à la cour de l’infant Don Louis de Bourbon, frère du roi d’Espagne. Ce qui est peut-être encore plus prestigieux, de 1786 à 1797, il fut compositeur de la chambre du roi Frédéric-Guillaume II de Prusse, neveu de Frédéric le Grand. Comme son oncle, qui était un grand flûtiste amateur, Frédéric-Guillaume encourageait les compositeurs à écrire pour son instrument de prédilection, dans le cas présent le violoncelle; c’est à lui que l’on doit les importantes parties de violoncelle des derniers quatuors de Mozart et les deux premières sonates pour violoncelle et piano de Beethoven. Pour son nouveau bienfaiteur, Boccherini composa une quantité considérable de quintettes avec deux violoncelles (un genre dans lequel il avait commencé à se spécialiser quelques années plus tôt). Chose curieuse, il exerça son emploi à distance; Boccherini semble ne s’être jamais rendu à la cour de Potsdam ou avoir jamais rencontré son employeur qui l’admirait. En fait, Boccherini resta en Espagne pour le restant de ses jours, travaillant pour divers protecteurs, jusqu’à sa mort à Madrid en 1805. Marié deux fois, il avait eu sept enfants—mais malheureusement, ses deux épouses et six de ses enfants décédèrent avant lui.
En faisant abstraction de cette note mélancolique, nous pouvons (pleins d’espoir) nous remonter le moral en passant aux six œuvres présentées dans cet album—comportant une grande, voire subtile, diversité d’émotions, de formes et de textures. Des concertos aux sonates à la musique de chambre: chaque pièce exprime indubitablement la voix de Boccherini—et pourtant, plus on apprend à les connaître, plus les différences entre chaque œuvre de ce recueil sont visibles.
D’abord les concertos: les concertos pour violoncelle de Boccherini, au nombre de douze, furent composés relativement tôt dans sa carrière, datant tous des années où il faisait des tournées comme virtuose. Et à ce propos, quel virtuose! Si l’on présume qu’il pouvait jouer sa propre musique—ce qui, je pense, est une supposition crédible—ce devait être un instrumentiste vraiment merveilleux; on peut le sentir dans l’écriture, aussi difficile mais motivante que tout ce qui a été composé pour le violoncelle avant le XXe siècle, au moins. (Le grand violoncelliste russe Gregor Piatigorsky, boccheriniphile passionné, considérait que Boccherini avait été, à en juger par sa musique, le plus grand violoncelliste de tous les temps.) Le concerto en ré majeur, G479, faisant partie d’un ensemble de quatre concertos publiés à Paris en 1770, met remarquablement en lumière cette virtuosité. (Le grand musicologue français Yves Gérard dressa un catalogue des œuvres de Boccherini, groupées par genre plutôt que disposées chronologiquement—d’où les numéros G.) Plus que toute autre œuvre de cet album, il nous donne, dès les premières notes du soliste, une idée claire de Boccherini concertiste: le violoncelle entre dans un registre remarquablement élevé, presque comme un violon, avec un thème audacieux qui allie une qualité chantante à une ornementation en filigrane; dans ce mouvement, une grande partie de l’écriture demande au soliste de danser avec agilité en haut de l’instrument. En revanche, toutefois, Boccherini nous donne un mouvement lent qui est, sans en avoir le nom, une aria lyrique pour le violoncelle; le pathos qui en résulte est fermement—mais jamais brutalement—interrompu par des appels de cor (aux violons) annonçant un finale d’une brillance raffinée.
On peut imaginer que ce concerto, au moins à partir de l’entrée du soliste, doit avoir offert une expérience musicale totalement nouvelle aux auditoires de Boccherini—notamment par l’extraordinaire orchestration des passages solo, où le violoncelle est accompagné uniquement par les violons (sans doute un instrumentiste par partie, comme c’est joué ici). L’orchestration ultra-légère est un trait caractéristique de bon nombre de ces concertos. C’était peut-être seulement pour des raisons pratiques: il est possible que Boccherini ait été, au moins à l’occasion, le seul violoncelliste de l’effectif qui jouait les concertos; dans ce cas, il n’aurait pas pu, bien sûr, assurer la ligne de basse tout en tenant la partie soliste, ce qui a dû le laisser confronté à un dilemme. La contrebasse aurait sans doute sonné trop bas pour fournir une base satisfaisante pour l’harmonie—et Boccherini n’avait peut-être pas confiance dans l’intonation de son altiste! En tout cas, l’effet qui en résulte, avec le violoncelle fréquentant souvent la même stratosphère que les violons, est remarquablement translucide et éthéré—vraiment la «musique des anges».
L’autre concerto enregistré ici, en la majeur, G475, appelé «La Grenouille» à cause des intervalles sautant de l’un des passages thématiques du soliste dans le finale (à partir de 0’40), semble dater des premières années de Boccherini. (En fait, je l’avoue: il n’est pas encore connu comme «La Grenouille»—ou quoi que ce soit d’autre, en fait, autant que je le sache, mais je pense vraiment que ces passages du finale ressemblent au coassement d’une grenouille. Et je suis curieux de savoir si donner un surnom à une œuvre peu connue comme ce concerto pourrait (à juste titre) accroître sa popularité. Bref, je veux voir si ce surnom tient debout …) C’était même peut-être le concerto à propos duquel Puccini l’aîné nota dans son journal le 4 août 1756 qu’il avait payé Boccherini pour trois exécutions «le lendemain du premier psaume, et ensuite pour m’obliger, à la messe et à Vêpres». Ou si c’est trop tôt pour une œuvre aussi aboutie, c’est peut-être le concerto «dans un style complètement nouveau» (selon un compte-rendu contemporain) qu’il joua à Florence le 19 mars 1761, à l’âge de dix-huit ans. Il y a peut-être un lien possible avec le fait que la seule source ancienne de cette œuvre se trouve aujourd’hui à Florence—quoique ce soit une copie et non un manuscrit original (avec une cadence sans imagination qui ne peut, à mon avis, être l’œuvre du compositeur—juste comme les cadences trouvées dans le manuscrit du concerto pour violoncelle en ut majeur de Haydn ne sont certainement pas de Haydn). Étant donné l’absence de source de la main de Boccherini et le fait qu’il ne fut publié qu’après sa mort, l’authenticité de ce concerto fut mise en doute pendant un certain temps; mais comme le matériel du premier mouvement est recyclé dans l’une des sonates pour violoncelle de Boccherini (G13, également en la majeur), nous pouvons être sûrs et certains qu’il est authentique. En outre, il a beaucoup de points communs avec ses autres concertos, notamment son pendant dans cet album: le même raffinement délicat de l’orchestration (bien que les tutti incluent ici deux cors optionnels), une écriture cantabile similaire pour le violoncelle, et l’humour discret immédiatement reconnaissable qui fait tellement partie de la personnalité musicale de Boccherini. Si cette œuvre de jeunesse ne montre pas tout à fait la parfaite maîtrise des autres œuvres enregistrées ici, elle mérite certainement d’être écoutée, ses nombreuses beautés l’emportant aisément sur la moindre petite imperfection.
Et maintenant les sonates: Boccherini nous a laissé environ trente sonates, presque toutes pour «cello e basso»—c’est-à-dire partie soliste et basse continue; cela pouvait impliquer soit violoncelle et continuo au clavecin, (éventuellement) violoncelle et contrebasse, ou deux violoncelles. (Il n’y a aucune sonate pour violoncelle de Boccherini où le clavier joue un rôle indépendant et égal—ce qui est peut-être surprenant, car ses sonates pour violon, op.5, écrites dans les années 1790, contiennent de brillantes parties de clavier. Pour une sonate où le violoncelle et le piano sont traités à égalité, ces deux instruments devront attendre Beethoven.) Pendant un certain temps, la contrebasse fut la probabilité préférée, car elle aurait permis à Boccherini senior d’accompagner son fils en concert; mais en réalité, l’écriture de la seconde partie se situe toujours dans la tessiture normale d’un violoncelle—si bien que, malheureusement, la charmante image père-et-fils est moins crédible (sauf si Leopoldo avait repris son violoncelle, bien sûr—concevable mais improbable, car il était bien plus célèbre comme contrebassiste). Savoir que les sonates étaient presque certainement destinées à deux violoncelles n’exclut toutefois en aucun cas la possibilité de les jouer avec un accompagnement de contrebasse, de guitare ou d’instrument à clavier (avec ou sans second violoncelle); c’est une question de choix. En fait, au début, j’ai voulu enregistrer les deux présentes sonates avec un clavecin—j’aime la combinaison; mais en approfondissant la connaissance de la sonate en fa majeur (que j’ai apprise spécialement pour cet album), j’ai réalisé qu’un second violoncelle serait beaucoup plus approprié ici, en raison de l’écriture pour violoncelle remarquablement idiomatique de la partie d’accompagnement. (Soit dit en passant, je ne peux fournir aucune justification historique de ma décision, dans certains mouvements, de ne faire que la première reprise, et dans d’autres de m’en passer complètement—c’est juste ce que je préfère. Toutes mes excuses aux puristes des reprises …)
Toutes les sonates pour violoncelle de Boccherini sont présumées, comme ses concertos, avoir été écrites au cours des années où il faisait des tournées. Pour moi, chaque sonate ressemble plutôt à un mini-opéra, qui raconte sa propre histoire très personnelle. Celle en ut mineur, avec son saisissant début en accords, est certainement la plus tragique des deux sonates présentées ici. (Il existe deux versions de cette sonate en ut mineur—une édition abondamment ornementée, connue de ses amis comme G2; et celle-ci, G2b. Même si j’ai le sentiment un peu déconcertant qu’il serait concevable que la version plus élaborée soit plus proche de la propre exécution de Boccherini, je préfère la version G2b, plus simple, qui me semble déjà assez richement ornementée, et avec une ligne mélodique plus claire. Donc pour moi la réponse à la question «2b or not 2b» est 2b. Si seulement Hamlet avait su … [Note de la traductrice: «2b or not 2b»: jeu de mots à rapprocher du fameux «to be or not to be» d’Hamlet]) Il y a une force, un sens du drame, qui la différencie de l’univers plus ensoleillé des concertos; ce qui les unit, néanmoins, c’est l’écriture merveilleusement mélodique pour le violoncelle—personne ne peut faire chanter le violoncelle comme le fit Boccherini! La sonate en fa majeur est, tout compte fait, plus douce—mais elle n’est pas dépourvue de moments de pathos cantabile. Il n’est peut-être pas extravagant d’entendre dans ces deux sonates une histoire d’amour, pleine de dialogues et d’arias, combinés avec des danses courtoises qui n’affectent en rien l’atmosphère romantique. En fait, le dernier mouvement de la sonate en fa majeur est paré du titre inhabituel «minuetto amoroso».
On pourrait dire que Boccherini s’est approprié le genre du quintette avec deux violoncelles (jusqu’à ce que vienne Schubert, au moins), dont il a composé bien plus d’une centaine. Comme je l’ai mentionné plus haut, il en écrivit un très grand nombre pour la cour du roi Frédéric-Guillaume; mais celui que nous avons choisi, G280 (mais qui est aussi catalogué, chose curieuse, comme op.13 nº 4 et op.20 nº 4), fut écrit au début des années 1770, bien avant que Boccherini entre en contact avec le monarque prussien. C’est une autre œuvre d’une originalité calme mais caractéristique, dont les éléments notables sont la nature passionnée de la complainte initiale, qui passe entre les violoncelles, accompagnée par des trilles semblables à des chants d’oiseaux—procédé favori de Boccherini; une cadence inattendue pour le second violoncelle dans l’andante sostenuto qui vient du cœur; et—ce qui est peut-être le plus étonnant—un dernier mouvement en forme de fugue, parfaitement conçu tout en restant fermement dans l’univers de lyrisme à l’italienne de Boccherini.
Finalement, un bis intégré. Je sais que je me suis plaint au début de cette note parce que le «Menuet en fa majeur» de Boccherini était pratiquement sa seule et unique œuvre populaire, surjouée et trop arrangée (et irrémédiablement associée, pour les personnes d’une certaine génération, au film comique classique des Ealing Studios The Ladykillers [«Tueurs de dames»]). Mais … c’est réellement un joyau—subtil et parfait. Du pur Boccherini, en fait.
Steven Isserlis © 2024
Français: Marie-Stella Pâris